Libération en crise : la fin du journal "old school" ?
Depuis plusieurs années, Libération bataille pour traverser l'ouragan qui secoue la presse dans son ensemble. Le mythique journal français a ainsi tenté de nombreuses innovations, dont une refonte complète de la version web en responsive design, la réalisation de podcasts et de vidéos, la présence sur les réseaux sociaux facebook ou twitter. Mais rien n'y fait. Le journal vit actuellement des heures sombres. Alors quoi ?
La fausse couv' du journaliste Stefan de Vries en réponse à la Une concoctée par les journalistes de Libé, samedi 8 février 2014
Pour sauver Libé, les actionnaires proposent de le transformer en un « réseau social, créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias ». Le siège historique du quotidien, rue Béranger, deviendrait un espace culturel-restaurant-bar-studio radio-incubateur de start-up... « Un “Flore du XXIe siècle” », dixit les actionnaires. » Révoltés par ce plan, les journalistes répondent en écrivant "Nous sommes un journal, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel..."
Sans connaître le débat de fond qui oppose les journalistes de Libé à leurs actionnaires, je trouve la réponse du journaliste Stefan de Vries particulièrement intéressante : "Nous sommes au 21ème siècle, souvent au restaurant, actifs sur les réseaux sociaux..." Elle souligne le caractère "dépassé" de cette Une. Un bon journal d'actu au 21ème siècle peut-il écrire "Nous sommes un journal," point ? Je partage l'avis exprimé par Anne-Sophie Novel, spécialiste du web et de l'économie collaborative, sur son blog du Monde (Lire La crise et la revanche du rameur) :
"En tant que journaliste multimédia et blogueuse, je sens à quel point la logique du web est parfois difficile à transmettre pour ceux qui ont toujours connu ou préféré le papier. Avec le web, on ne réfléchit plus pareil, on ne trouve plus l'information de la même manière, l'écriture n'est pas la même, on enrichit un texte autrement, on invente de nouveaux contenus, on angle différemment et on adopte de nouveaux modes d'échange avec les lecteurs... qui peu à peu deviennent des contributeurs. >>
Les brillants journalistes de Libération assistent impuissants au naufrage de leur beau bateau. Mais j'ai le sentiment qu'ils payent aujourd'hui le déni collectif pratiqué depuis 10 ans. En 2009, je m'interrogeais déjà sur l'immobilisme de la presse en France "Mais que font les journalistes ?" L'absence de réaction des grands journalistes face à une révolution en marche m'effrayait. Elle paraissait mortifère, dangeureuse. Depuis, ils ont réagi heureusement. La presse dans son ensemble se remet en question. Le web n'a plus le statut de "version dégradée du papier" qu'il pouvait avoir autrefois. Et Libération possède maintenant une page facebook. Et même une page Twitter. Oui mais quoi ?
Pas de prise de position, pas d'ouverture au dialogue, pas de réel esprit "web". Là où des journaux comme Rue89 inventent, innovent, proposent des rencontres entre journalistes et lecteurs, ouvrent leur rédaction régulièrement, les journalistes de Libé se contentent trop souvent de relayer "l'actu". Ils travaillent toujours l'information dans une logique "descendante" et non participative, c'est-à-dire en intégrant l'énergie éditoriale insufflée par les lecteurs désormais contributeurs du journal.
Jugez plutôt :
2 posts au hasard, page facebook Libé
- "Le chef de l’Etat entame ce soir une visite d'Etat aux Etats-Unis. Récit des grandes et petites histoires de ce voyage." 2 partages, 5 commentaires, 11 likes
- "Commentnet passer de 200 pulsations à 140" (coquilles comprises) 8 likes, 1 commentaire
2 posts au hasard, page Facebook Rue89
-"[Témoignage] Raphaël pensait passer des vacances au calme, dans un petit chalet avec des marmottes à la porte et une cheminée qui fume.... Ma traque à l'arnaque du chalet sur Leboncoin" 145 likes, 69 commentaires
- "Notre journaliste a demandé à des femmes, jeunes et moins jeunes, de raconter ce qui leur passe par la tête quand elles ont peur en ville. Hélène : "Je mets mon doigt dans le trou de la clé et je me fais une sorte de poing américain." 595 likes, 174 commentaires, 159 partages
Là où les journalistes de Libération s'enroulent dans leurs écharpes et se retranchent derrière un journalisme "traditionnel", les confrères de Rue89 se mouillent, descendent dans l'arène, prennent position, discutent avec leurs lecteurs. Même chez les vétérans du Monde.fr, on innove plus, on s'ouvre plus (notamment grâce aux excellents blogs).
Entre les 2, il existe un monde, un état d'esprit que maîtrise la nouvelle génération comme l'exprime bien Audrey Etner, rédactrice en chef de Femininbio, ancienne blogueuse. "Aujourd’hui, les lecteurs sont aussi acteurs de l’information. Ils influencent l’information sur les réseaux sociaux en choisissant ce qu’ils vont partager ou pas, et en interprétant l’info." Lire son interview
Alors, sans forcément réinventer la roue, il s'avère essentiel que les journalistes de Libé intégrent enfin "l'esprit du web", qu'ils viennent un peu sur facebook échanger avec leurs lecteurs, qu'ils écoutent leurs angoisses profondes et leurs espoirs par rapport à l'avenir, qu'ils sortent des sujets plan-plan pour fouiller là où ça fait mal, qu'ils prennent position, qu'ils écrivent des articles fouillés et des analyses sur les grands défis de notre époque, avec ou sans mots-clés d'ailleurs (Lire à ce sujet "Journalistes engagés, mais Quelle mouche les pique ?).
Bref, qu'ils continuent à faire du bon journalisme mais du "journalisme moins chiant" comme le préconise Eric Scherer sur son cultissime blog Meta-Media (et je ne parle pas des nouveaux formats à tester !) Cela nécessite une réelle prise de conscience, une r"évolution". La secousse terrible produira t-elle un électrochoc salutaire à Libération ? Je croise les doigts...
Et vous, qu'en pensez-vous ?
A lire en plus
Pour ceux qui n'auraient pas suivi la crise, petite revue de réactions, ici et là : Libération : les actionnaires veulent un réseau social, les confrères de l'Express font un point sur la question"Les ventes du quotidien de gauche, qui fête ses 40 ans, ont chuté de plus de 15% sur les 11 premiers mois de 2013 et sont tombées en novembre sous les 100.000 exemplaires, à 97.299, le pire score depuis au moins 15 ans. "
Arrière les corbeaux de la mise en marque, par Michel Crépu "Ce n’est pas la même chose d’incarner son époque ou de lui courir après, fût-ce en parlant fort dans le micro, comme M. Demorand, piètre plume par ailleurs. Un éclectisme branchouillé, frotté d’un antifascisme de cour d’école, cela ne fait pas un rendez-vous. A vrai dire, cela ne fait rien. Alors quoi ?" >>
Libération en danger de mort, la fameuse couv' de Stefan de Vries en réponse à la Une concoctée par les journalistes de Libé "il y a quelque chose de pourri dans l'état de Libération". Si la direction a manifestement des méthodes de management arriérées (processus descendants obscurs et ultra-hiérarchiques), les journalistes ont aussi entre leurs mains une part de responsabilité et des éléments de réponse."
"Crise à Libération : pour l'electrochoc, c'est réussi."
Le passionnant témoignage de l'agence Nealite sur la refonte du site de Libé "Renouveau de l'expérience utilisateur" .